Chapitre 5

Lydda, quartiers des teinturiers, fin d’après-midi du samedi 20 décembre 1158

Les ruelles bordant le quartier où les artisans s’employaient à colorer les fils et les étoffes n’exhalaient pas une pestilence aussi agressive que celui des tanneurs à Jérusalem, mais une odeur acide, mélange des effluves croisés de tous les produits amassés là. D’autant que nul n’avait planté de menthe le long des murs pour s’en garnir copieusement les narines. Heureusement, l’activité n’était pas très importante et les émanations demeuraient dans les limites du supportable. Ernaut avait juste l’impression que ces gens vivaient dans un égout à ciel ouvert. On s’habituait à tout.

Le père Breton avait proposé à Ernaut de le mener auprès d’Amos, un artisan fort versé dans les traditions ésotériques et les pratiques étranges. Il maîtrisait des savoirs techniques complexes, étant donné son métier de teinturier et avait accès à des connaissances fort peu orthodoxes, par son appartenance à la communauté juive. Le chanoine avait longuement expliqué à Ernaut que malgré ces origines discutables, l’homme était assez plaisant. En outre, il recevait de nombreuses commandes de la part de l’évêché, ce qui le rendrait suffisamment conciliant pour ne pas refuser de prêter assistance.

Lorsqu’ils se présentèrent à l’entrée de son local, il vint rapidement à eux. De petite taille, Amos était brun de peau et de poil, la barbe fournie et le cheveu frisé s’échappant d’un turban à l’aspect négligé. Ses avant-bras maigres se finissaient par des mains tavelées, aux ongles noirs des mélanges qu’il manipulait à longueur de journée. Son attitude revêche à l’égard de l’apprenti qui l’avait prévenu se métamorphosa en un sourire large en voyant la silhouette du père Breton.

« Père Danyel ! Quelle joie de vous voir en mon modeste atelier ! Vous auriez dû faire prévenir, je n’ai rien pour vous accueillir dignement, en ce jour. Nous prenions le frais avec des confrères, vous souhaitez vous joindre à nous ? »

Avisant l’imposant géant à côté du chanoine, armée d’une épée et d’une masse, il marqua une pause, se renfrogna quelque peu avant de reprendre, d’une voix plus mesurée.

« Ou peut-être préférez-vous que nous allions un peu à l’écart ? Nous aurons bien temps de profiter des ma’amouls1) d’Esther après avoir traité nos affaires. »

Sur un signe de tête du chanoine, il leur fit traverser un entrepôt d’aspect bancal. Il n’était couvert que de feuilles de palmes, de planches et de tout un fatras entassé sur de trop fragiles étais au goût d’Ernaut. Dans la pénombre, tout ce qui pouvait servir de cuves était empli de liquides mousseux, odorants, bouillonnants et colorés. Des baguettes traînaient partout, ainsi que du bois de chauffe, des supports pour les fils et des présentoirs pour y étendre les toiles. L’ensemble était entreposé en un incroyable capharnaüm. Ernaut craignait qu’un simple éternuement ne fasse s’effondrer tout l’atelier.

En haut d’un petit escalier, ils aboutirent dans une modeste pièce encombrée de pots et de jarres, de sacs poussiéreux et de cordages. Dans un coin, des paillasses devaient servir au personnel. Sans faire plus de manières, Amos les invita à prendre place sur les couches, tandis que lui s’affalait sur un tas de vanneries accumulées contre un des murs.

« Je sais que c’est pour vous jour de repos, Amos, mais nous avons besoin de vos lumières.

— Discuter entre amis n’est pas travail, en quoi puis-je vous aider ? »

Le père Breton se tourna vers Ernaut, l’invitant à parler. Celui-ci hésitait à trop en dire et ne savait pas jusqu’à quel point l’artisan n’était pas bavard à l’instar d’une pie avec son entourage.

« Je suis à la recherche d’informations sur ce qui peut créer un feu qui… ronge les chairs plus qu’il ne les brûle.

— Ainsi qu’un vitriol voulez-vous dire ?

— Peut-être, je n’ai aucune science de ces choses. D’où la proposition du père Breton de vous entretenir de cela. Connaissez-vous ordinaires ou extraordinaires façons d’arriver à pareil résultat ? »

Le petit homme ferma les yeux, se gratta le nez, humant dans l’air tout en réfléchissant. Peut-être connaissait-il déjà la réponse à la question, mais se demandait pourquoi on la lui posait et quels savoirs il pouvait partager. Ernaut avait toujours entendu que les Juifs étaient jaloux de leurs secrets, autant qu’on les disait avares de leurs monnaies.

« Il existe de nombreuses façons d’éliminer les chairs. Les tanneurs en ont meilleur savoir que moi. Que souhaitez-vous nettoyer exactement ?

— Ce n’est pas pour ôter derniers reliefs d’un quelconque objet, mais pour comprendre ce qui aurait pu ronger tout en offrant l’apparence de brûlures. »

Amos mâchonna ses lèvres, comprenant que les questions étaient loin d’être anodines. Il semblait hésiter entre demander à en savoir plus et redouter les conséquences de ce qu’il apprendrait. Curiosité et prudence s’affrontaient dans son crâne.

« Très bien. Vous devez savoir qu’il existe nombre d’onguents, poudres ou métaux qui n’offrent aucun risque tant qu’ils sont manipulés de la correcte façon. Ils sont rares à être dangereux en soi, mais le deviennent pour peu qu’on les échauffe, qu’on les mouille ou qu’on les mélange avec d’autres. Il y a mille façons de rendre mortelle la plus inoffensive des préparations. Ces régions regorgent de savoirs anciens, méconnus, mais pas oubliés.

— Vous parlez de pratiques magiques ?

— Je ne saurais dire, au vrai. Rares sont les initiés qui savent lire et comprendre les textes. Les érudits arabes et persans camouflent la science qu’ils ont extraite des textes des anciens. Ils ne se confient les uns aux autres qu’au sein de secrètes confréries. »

Ernaut se demandait si le frère Waulsort avait pu tromper l’une de ses mystérieuses fraternités. S’il travaillait pour les Allemands, peut-être menait-il double-jeu et avait été éliminé plus ou moins directement par ceux qu’il trahissait pour des intérêts séculiers ou politiques. Ernaut sentait qu’il devait poser la question, même s’il paraissait évident qu’Amos ne saurait répondre positivement. Au moins cela marquerait clairement les choses et offrirait l’occasion de voir la façon dont il réagirait, aussi révélatrice, voire plus, que ses mots.

« Avez-vous connaissance de pareilles fratries dans nos provinces ?

— Je n’en ai aucune idée, je ne suis que modeste teinturier. Certains dans les grandes villes ont meilleures opportunités de s’intéresser à ces choses. Moi-même je n’en ai qu’une vague idée, car mon maître, à Antioche, était lui-même bien plus versé dans tout cela. Il faut dire qu’il était rabbin, homme de grand savoir. Il correspondait avec des érudits fort lointains. Je tiens mon maigre savoir de ce qu’il m’en a dit. »

Il semblait peu désireux de s’étendre sur la question, s’agita un peu sur son siège improvisé puis reprit.

« Ce que je vous dis n’est que vague souvenir de tout ce que j’avais pu entendre. Comme tous les apprentis, j’avais les oreilles qui traînaient tout le temps et les yeux grands ouverts. Enfin bref… C’est alors que j’ai entendu parler de la poudre de lune, qui peut faire ce que vous évoquez. Elle est fort rare, je n’en ai jamais vu, mais elle est parfois citée, nommée escarboucle par ailleurs.

— Poudre de lune ? Mais comment l’obtient-on ?

— Pas la moindre idée de cela ! On la dit fort capricieuse, ainsi que la lune qui agit sur nos humeurs.

— Quel est donc l’aspect de cette poudre ? En avez-vous déjà vu ?

— Non. Tout ce que j’en sais, c’est qu’on la nomme ainsi, car, tel l’astre lunaire, elle brille dans la nuit. Je ne connais rien d’autre qui fasse de même.

— Elle éclaire telle une lampe ? Avec des flammes ?

— Peut-être. Certaines matières sont si volatiles qu’elles cherchent à s’élever par tous les moyens, y compris la combustion spontanée. C’est peut-être son cas. »

Ernaut n’avait aucun souvenir d’un tel produit dans ce qu’il avait vu des reliefs du laboratoire secret de Waulsort. Il lui faudrait interroger ceux qui s’étaient chargés de faire le déménagement. C’était de toute façon peu probable, si la poudre était si dangereuse qu’un savant comme le chanoine y avait succombé, il y aurait eu une véritable hécatombe parmi les valets et portefaix.

« Savez-vous s’il en existe commerce ?

— Pas chez les habituels négociants. Les hommes capables de la récolter ou de l’assembler doivent être fort rares. Et aussi peu nombreux ceux qui sauraient quoi en faire. Je n’ai jamais entendu parler d’une éventuelle pratique dans un métier ou l’autre. Seul un érudit aurait idée d’un éventuel usage. »

En un sens, il était plus simple de pister un produit si rare, vu que ceux qui y auraient été confrontés en garderaient certainement un souvenir. Sauf si on pouvait le faire passer pour autre chose. Le teinturier marqua une pause, se réfugiant dans ses pensées. Il semblait prendre plaisir à cet échange qui le sortait de ses habitudes. Le visage soudain animé, il se pencha en avant, plissant les yeux tandis qu’il parcourait en silence le contenu de sa mémoire.

« J’ai gardé quelques notes et recettes de mes apprentissages. Cela fait bien longtemps que je n’y ai pas jeté un regard. Il s’y trouve peut-être quelque utile indication, si cela peut vous aider. »

Ernaut approuva avec vigueur.

« Bien sûr, faites ! Je repasserai à l’occasion ou vous pourrez me porter message par l’intermédiaire du père Breton. »

Le visage barré d’un sourire accommodant, Amos rétorqua d’une petite voix.

« Il n’y a aucun espoir d’en apprendre plus sur l’usage que vous réservez à la poudre ?

— Il n’est pas de mes attributions d’en dire plus sans autorisation. »

Ernaut espérait qu’il n’aurait pas à nommer le maître dont il dépendait. Il n’était pas certain que l’évêque et le sénéchal apprécieraient qu’on mêle ainsi la personne du roi à cette affaire. Il s’abstint donc, le visage fermé, mais sans forcer sur l’expression de son autorité. Le teinturier pouvait encore lui être utile et se montrait de bonne volonté. Il n’était pas nécessaire d’exercer des pressions sur lui.

« Savez-vous s’il s’en trouve dans la cité ? Ou si l’un quelconque ici aurait capacité à en vendre ?

— Non, je n’ai même jamais entendu quiconque en parler ici. De ce que j’en sais, à part éclairer la nuit et brûler horriblement en dévorant les choses, elle ne sert de rien. Sans compter que, vu sa rareté, elle doit coûter très cher, si jamais il s’en vend. »

Il marqua une pause puis afficha un sourire qu’il espérait sans doute engageant.

« Quoiqu’il arrive, je vous tiens au courant si je trouve quoi que ce soit qui puisse vous intéresser, j’en fais serment.

— Il y a autre chose, ajouta Ernaut. Tout ceci doit demeurer discret. Mon maître n’aurait guère de plaisir à entendre des rumeurs autour de poudre de lune rôder aux alentours d’ici. »

Amos hocha la tête avec sérieux, impressionné par l’autorité avec lequel la remarque avait été faite. Il n’était visiblement pas habitué à un tel traitement. Tant mieux, estima Ernaut, il n’en serait que plus enclin à se conformer aux instructions.

Ils déclinèrent ensuite la proposition de rejoindre les quelques personnes conviées par Amos à partager le repas du soir. Le drapier pensait vêpres non loin, et il ne voulait pas arriver en retard. D’autant qu’il y avait très probablement une réunion du chapitre juste après, pendant laquelle il ferait son rapport au doyen, voire à l’évêque. Ernaut avait une autre idée en tête. Il espérait se faire confirmer la filière par laquelle le père Régnier se fournissait en poudre de lune. Peut-être était-ce une voie qu’il explorait pour fabriquer une nouvelle forme de feu de guerre, différent de celui utilisé actuellement, ou dans le but de l’améliorer.

Déterminer cela permettrait à Ernaut de clore la question de façon définitive et cohérente, afin de présenter un compte-rendu final le lendemain à l’évêque Constantin. Après tout, ce n’était pas à lui de juger si les pratiques étaient magiques, voire hérétiques ou politiquement discutables. Le principal était de fournir une explication qui soit admise par tous. Il avait accepté l’accident d’Herbelot, point si étonnant après tout comme l’avait remarqué le père Breton. Il ne restait plus qu’à comprendre celui de Waulsort, sans laisser la moindre parcelle de doute.

Lydda, quartier de la porte de Samarie, soirée du samedi 20 décembre 1158

Les ombres bleutées commençaient à s’imposer aux dernières lueurs ambrées du soleil lorsqu’Ernaut parvint en vue du repaire d’Aymar. Les boutiquiers avaient pour la plupart rentré leurs marchandises à l’abri et certains avaient même déjà verrouillé leur volet. Quelques portefaix s’activaient à décharger des chameaux de bât arrivés en fin de journée, transportant de lourdes balles jusque dans un entrepôt à proximité de la muraille. La porte principale était fermée et il ne subsistait qu’un modeste guichet par lequel entrer. Les hommes préposés à la garde n’avaient pas tardé à clore pour la nuit, sans même attendre que les cloches sonnent.

Ernaut monta quatre à quatre les marches pour aller frapper avec vigueur à l’huis. Il vérifia sans y penser que son épée coulissait librement dans le fourreau, puis assujettit sa main sur le bronze de sa masse. La voix d’Aymar résonna de derrière le bois peu après. Au moins avaient-ils appris à se méfier.

« C’est Droin ! » tonna Ernaut de l’intonation la plus dure qu’il pouvait se donner.

Il lui fallut attendre un petit moment que la porte se débloque. À l’intérieur se trouvaient toujours Rolant et Aymar. Mais cette fois ils se tenaient en retrait, derrière les meubles, leurs armes proches. Au moins n’avaient-ils pas organisé une vraie embuscade. Rolant ne paraissait d’ailleurs guère certain de ce qu’il devait faire, lançant régulièrement des œillades inquiètes en direction de son compère. Ernaut ouvrit largement ses deux mains en signe de bonne volonté. La situation l’amusait.

« La paix, compères, je ne suis pas ici pour chercher noise.

— Ouais, bah, estime-toi heureux qu’on accepte encore de te parler, après ton dernier coup.

— Je n’aurais pas à me conduire ainsi si vous étiez moins cachottiers.

— Parce que toi tu joues franc-jeu, peut-être ? »

Ernaut haussa les épaules et referma derrière lui. D’autorité, il s’assit sur un tabouret proche de la porte. Il espérait ainsi détendre un peu l’atmosphère. Il n’arrivait pas à considérer les hommes face à lui comme des dangers. Il les avait facilement tenus en respect jusque là et voulait en apprendre plus sur eux et, surtout, sur leur commanditaire.

« J’apense que nous devrions nous dévoiler un peu. Il est clair que vous avez la besace vide, au repartir d’ici. Votre mestre ne saurait apprécier de découvrir qu’il a tant semé pour ne rien récolter. Je peux vous donner quelque grain à lui faire moudre, mais il faudra m’en dire plus en échange.

— Ce n’est pas moi qui force les portes. Je t’ai graissé le poignet pour accéder à la maison du Père Régnier ! C’est toi qui renardes.

— Je vais essayer de faire quelques pas dans la bonne direction, alors. Tu m’as dit que tu apportais diverses choses au père Waulsort. Il s’y trouvait peut-être ce qui l’a tué.

— Comment ça ?

— As-tu souvenance de lui avoir porté de la poudre de lune ? »

Aymar se frotta le visage, l’air soudain moins buté. Il prenait clairement le temps de la réflexion, cherchant dans sa mémoire et vérifiant peut-être s’il pouvait révéler une telle information.

« Tu disais lui porter selon ses besoins, en a-t-il fait mention ?

— Je n’ai aucune remembrance d’un tel nom. Ça ressemble à quoi ?

— On ne me l’a pas dit, c’est produit fort rare et peu connu, qui éclaire la nuit. Peut-être l’auras-tu connu sous un autre nom, l’escarboucle… Ou auras-tu confondu une chose avec l’autre ?

— Il n’a rien reçu qu’il n’ait demandé de prime, fort clairement. Le père Régnier contrôlait tout, il était homme d’ordre, tout comme le Thibault, d’ailleurs.

— J’entends bien, mais il a peut-être surestimé ses capacités à utiliser de correcte façon les produits et mixtures de son art. La poudre de lune ne se laisse pas aisément dominer et peut infliger les brûlures qu’il a reçues avec son valet. »

Aymar déglutit lentement. Il cherchait à sonder les intentions de son interlocuteur, se demandant pourquoi on lui faisait autant de révélations.

« Nous n’avons jamais livré que de bien habituelles marchandies, rien de semblable à ce dont tu me parles. Il devait se fournir par d’autres moyens pour ses plus rares nécessités.

— Rien d’inhabituel selon toi ?

— Le moins commun fut peut-être l’huile de roche. Sinon ce n’étaient que cornues et flasques, poudres de métaux, de pierres ou d’os. Des choses plus aisées à trouver dans une grande cité qu’ici, sans pour autant être si rares que ce dont tu nous parles. »

Ernaut nota de demander à Raoul de chercher la mention de cette huile. On se servait parfois de tels liquides pour les lampes, peut-être Waulsort espérait-il confectionner ce fameux feu de guerre.

« Le chanoine n’a jamais expliqué ce qu’il faisait ?

— Non. Il lui arrivait de me donner message, mais je n’en connais pas le contenu. Je me contentais de le porter.

— Depuis tout ce temps, tu n’as jamais été curieux ?

— Si tu crois que je n’avais que lui à penser ! J’ai bien d’autres tâches à accomplir ! C’était là mission bien tranquille, porter paquets et ballots à un savant clerc, dont il me remerciait par des listes d’autres choses à lui apporter, plus parfois un pli pour mon maître. Son valet nous payait un godet de vin pas mauvais, on échangeait sur le temps et les dernières nouvelles des environs, puis on repartait, messe dite. »

Ernaut était de plus en plus persuadé que ce n’étaient en effet que d’honnêtes valets d’une maison. Ils n’avaient certainement pas accordé plus d’égards à ce travail qu’aux nombreux autres dont ils s’acquittaient. Lui-même avait une infinité de missions dans ses attributions de sergent du roi et souvent il ne s’y intéressait guère au-delà des nécessités du service. Peut-être avait-il déjà transmis un message d’importance sans le savoir, la banalité des ordres reçus et sa nonchalance à les exécuter assurant le secret contenu dans le document bien plus efficacement que tous les artifices compliqués de certains espions.

Il lui fallait trouver une autre façon d’arriver à ses fins. Si Aymar n’était qu’un domestique, au moins pouvait-il porter une requête, à défaut de prendre la moindre décision qui dépasse le cadre strict de ses instructions.

« Vu que tu ne peux me dévoiler le nom de ton suzerain, je te propose de lui donner de ma part quelques renseignements, accompagnés d’une demande pour lui. Acceptes-tu ?

— Faire le messager, je peux toujours. À voir ce qu’il m’en coûterait.

— Rien du tout. Au point où tu en es, tu ne peux rien rapporter du travail du chanoine. Mais je peux te dire qu’il est fort probablement mort suite aux manipulations d’un fort rare, coûteux et dangereux matériau à la recherche d’un feu de guerre, fort savant ou magique, c’est selon. Ton mestre, qui a payé fort cher pour obtenir ce secret, sera fort marri de l’apprendre, de voir ses espoirs ainsi déçus. Mais il sera peut-être heureux de m’interroger plus avant sur ce qui s’est passé.

— Que veux-tu dire ?

— Que, s’il consent à me voir face à face, je serais heureux de boucher quelques-uns des trous du récit que tu lui conteras. »

Face à lui, Aymar gardait un visage impassible, les yeux froncés. Il croisa les bras, inclina la tête.

« Tu veux me faire passer pour un imbécile en plus d’un bon à rien, c’est ça ?

— Je t’offre une solution à ton problème. Comme tu l’as dit, nous sommes tous deux sergents, ayant chacun à servir quelque autorité impérieuse. Sans moi tu aurais juste trouvé porte close et pas la moindre chose à rapporter, en dehors de la mort de Waulsort. En proposant à ton seigneur de m’entretenir, tu lui offres la chance d’en savoir plus, aux fins pour lui de faire ensuite ses affaires.

— Et toi tu sauras qui payait les recherches du père Régnier, comme ça.

— Il me faut bien aussi dénicher de quoi contenter celui à qui j’ai prêté serment ! »

L’offre sembla agréer fort Rolant, qui regardait Aymar avec espoir. Celui-ci paraissait plus circonspect, cherchant à voir la chausse-trappe que recelait la proposition. Il lui en fallait visiblement plus. Ernaut décida de tenter le tout pour le tout. Il se dévoilait plus qu’il n’aurait souhaité, mais il sentait qu’il n’obtiendrait rien sans prendre de risques. Sans compter qu’il aimait ça.

« Dis à ton maître que je suis sergent le roi.

— Si tu penses que cela l’enfrissonera…

— Je n’ai pas dit cela, mais au moins pourras-tu lui permettre d’envisager à qui il s’affronte… »

Il se releva lentement, un air satisfait sur le visage, puis ouvrit la porte.

« Pas besoin de te dire où me chercher, je pense. Et puis de toute façon, moi aussi je sais où te trouver. Donne des nouvelles sans trop tarder. »

Pas mécontent de sa dernière répartie, assez théâtrale à son goût, il sortit de la pièce et descendit l’escalier d’un air léger. Il veilla à ne pas jeter le moindre coup d’œil vers la cache de ses petits espions tandis qu’il partait en direction du palais. Il était assez satisfait de lui, avec assez d’éléments pour faire un rapport détaillé à l’évêque et suffisamment de pistes pour aller plus loin si l’occasion s’en présentait. Il n’était déjà pas peu fier que son idée fût reprise à son compte par si important prélat, il espérait bien impressionner aussi l’hôtel du roi par la qualité de son travail d’enquête.

Lydda, palais épiscopal, veillée du samedi 20 décembre 1158

Ernaut avait à peine eu le temps de s’entretenir avec Raoul des dernières avancées qu’un valet venait les quérir pour aller rendre compte à l’évêque. Ernaut grogna de voir ainsi son repas s’éloigner, d’autant qu’il risquait de se contenter de manger froid si la discussion s’éternisait. Tout en suivant le domestique, il prit néanmoins son mal en patience, repassant dans sa tête les différents éléments du récit qu’il pouvait faire.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans sa chambre, l’évêque était à table, occupé à déguster une petite volaille dont les senteurs sucrées vinrent danser jusqu’aux narines des deux sergents. Il finissait d’en sucer un pilon, tout en les détaillant de la tête aux pieds, sans mot dire. Puis il s’essuya longuement dans une vaste serviette étalée sur sa bedaine.

« Alors, avant votre départ, avez-vous quelques noveltés à me découvrir en nos affaires ? »

Ernaut acquiesça et s’éclaircit la voix, un sourire sur les lèvres.

« Quelques éléments sont venus préciser certains des points que j’ai évoqués hier, sire évêque. Vous aurez plaisir, je le crois, à les ouïr. Comme vous l’assavez déjà, il y a tout lieu de penser que le sire Waulsort s’est infligé male mort par ses propres recherches. Mais il est aussi fort possible que cela lui soit arrivé alors qu’il travaillait à son propre feu de guerre, sans rien à voir avec celui des Griffons.

— Que me contes-tu là, garçon ? N’était-il pas à la recherche de leur secret ?

— Il semble plutôt qu’il espérait trouver sa propre façon d’avoir une telle arme, peut-être aux fins de servir la couronne, je ne saurais dire. Il était fourni par quelque secrète personne en différents matériaux et matériels. Mais en tout cas, il suivait sa propre piste en ce qui concerne ce feu. Ce qui l’a peut-être perdu, ayant eu plus gros yeux que gros ventre, si vous me pardonnez l’expression. »

L’évêque maugréa quoique son visage se fut détendu à l’idée que son chanoine ne serait pas à l’origine d’un scandale diplomatique avec la couronne. Il arracha une aile qu’il commença à grignoter tout en parlant.

« Se pourrait-il que le mystérieux commanditaire fût au service le roi ?

— Je n’en sais encore rien, sire Constantin. J’ai semé quelques graines, dans l’espoir que je pourrai moissonner le nom. Outre, si c’était le cas, il ne serait d’aucune utilité pour moi de l’apprendre, mon sire le roi ou le sénéchal en sachant déjà tout à loisir ce qu’il en est de ces affaires. »

L’évêque Constantin plissa les paupières, cachant sa moue dans les mastications. Il était moins enthousiaste à l’idée que son clergé put avoir partie liée avec des puissances autres que la sienne, surtout laïques. Il ne voyait certes pas d’un mauvais œil qu’on entretînt les meilleures relations avec la couronne, surtout en ces moments de lutte contre le seigneur de Rama, mais de là à le faire sans l’en informer, il trouvait cela pour le moins cavalier. Il avala une bouchée puis s’accorda une belle rasade de vin.

Il lança un long regard condescendant aux deux garçons face à lui. De jeunes hommes habitués à servir, estima-t-il. Malgré sa stature, le plus impressionnant des deux acceptait son rôle de subalterne et tenait sa place. Quoique ses vertus semblassent indiquer qu’il pourrait se voir promu à de plus hautes sphères, s’il continuait dans cette voie.

« Il vous faudra garder le silence sur tout ce que vous avez appris ici. Je ne sais encore quelles seront les conséquences de tout cela, les travaux de Waulsort, sa mort et celle du pauvre père Gonteux, mais il est acertainé qu’il ne serait d’aucune utilité qu’on jase fort avant de cela. »

Ernaut et Raoul opinèrent en silence tandis que le prélat s’emparait d’un autre morceau de viande qu’il trempa dans la sauce avant de le déguster. Puis, s’essuyant les lèvres, il reprit son discours, tout en pointant du doigt quelques documents scellés au bout de sa table.

« J’ai préparé quelques feuillets pour le sénéchal, vous les lui remettrez de ma part lorsque vous lui conterez ce que vous venez de me dire. J’aurais aussi, outre cela, un petit rollet à vous faire remettre au sire patriarche Amaury de Nesle. Son palais touchant à celui du roi, vous n’aurez guère de chemin à faire en plus. »

Ernaut reçut les documents avec respect et les glissa dans la petite boîte dédiée qu’il fixa derechef à sa ceinture. L’évêque finit son plat et s’essuya consciencieusement les mains dans sa serviette.

« Vous mercierez grandement le sire patriarche d’avoir pris le temps de s’intéresser à notre affaire, malgré son aspect inhabituel. Portez -lui mes vœux de santé la meilleure possible. Puisse le Très-Haut le préserver de ses ennemis.

Puis il leur tendit sa bague à baiser. Ils le saluèrent avec respect et obtinrent congé de lui.

Ernaut avait l’estomac dans les talons, heureux que l’entretien n’ait pas trop duré. Ils allèrent directement au réfectoire pour prendre leur repas, mais ils y furent accueillis par un valet qui leur expliqua qu’ils avaient l’heur de souper ce soir en une autre salle. Il les guida jusqu’à une belle pièce, aux murs décorés de faux appareil, où les places étaient moins nombreuses. Plusieurs braseros dispensaient une chaleur appréciable et une grande quantité de lampes scintillait sur les tables. Il ne s’y trouvaient qu’une demi-douzaine de personnes, occupées à converser en une langue inconnue d’Ernaut. Des Allemands lui précisa Raoul. Ils étaient en tout cas vêtus de fort coûteuses étoffes, hommes comme femmes, même si leur mise était modeste. Tous portaient une croix cousue sur la poitrine.

Après avoir salué d’un signe de tête, Ernaut et Raoul s’installèrent autour d’un plateau, là où aurait été le bas bout si cela avait été un banquet officiel. Mais il ne se trouvait personne d’autre avec eux. Ils avaient des gobelets de verre, et un pichet en céramique vernissée, ornée de décors colorés, était placé à leurs côtés avec les tranchoirs et une salière. Impressionnés, ils trinquèrent en silence. Aucun d’eux n’avait eu l’occasion jusqu’alors d’être traité parmi les hôtes de marque. Malgré son absence de faconde, l’évêque devait être satisfait d’eux, nota Raoul à mi-voix.

« Peut-être s’assure-t-il aussi que nous ne parlons à personne de tout ceci avant de partir » plaisanta à demi Ernaut.

Quelle que soit la motivation du seigneur des lieux, Ernaut s’en félicita lorsqu’il vit arriver à eux les épais tranchoirs et l’écuelle de viande marinée. Sans être le délicat volatile que Constantin avait englouti devant eux, c’était de l’excellente volaille, soigneusement apprêtée, avec la même sauce. À partir de là, ils se contentèrent de manger, comprenant pourquoi l’évêque avait tenu à avaler tout cela tandis que c’était encore chaud. Le rehaut de cannelle et les oignons fondus ravissaient le palais. Ils avaient un peu l’impression de fêter la Noël quelques jours en avance.

Alors qu’ils terminaient de se pourlécher après avoir dégusté chacun leur tranchoir jusqu’à la moindre miette, Ernaut prit un temps pour envisager son compagnon. Il se sentait heureux de cette mission en sa compagnie, même si elle avait si mal commencé. Son frère Lambert serait certainement estomaqué de savoir qu’Ernaut avait échangé avec un évêque et en avait reçu pareil remerciement.

Ernaut ne comprenait pas le manque d’ambition dont sa famille faisait preuve, se contentant pour la plupart de demeurer tels qu’ils étaient, honnêtes cultivateurs et négociants. Son père était un prospère vigneron à Vézelay, mais il n’avait jamais cherché à s’affranchir de sa condition. Il acceptait les prélèvements sans rechigner et tolérait les vexations que les puissants seigneurs ecclésiastiques locaux infligeaient aux habitants.

En un sens, Ernaut estimait ce chanoine, mort à force de poursuivre un rêve. Il était érudit et intelligent, disaient ses pairs, mais lui souhaitait s’avancer plus avant en son savoir et ses talents. Il ne se contentait pas de ressasser et de profiter. Il était comme attiré vers un ailleurs dont il sentait qu’il lui faudrait le bâtir. Dans le royaume de Jérusalem, Ernaut avait l’impression de rencontrer plus de personnes qui avaient ces semblables envies de dépassement, qui avaient quitté sans regret leurs proches et leur terroir, trop vieux, trop étriqués pour leurs aspirations. Ici le possible renaissait. Il aimait à entendre les récits autour du jeune prince d’Antioche, cadet de famille arrivé sans avoir et qui avait fini par devenir un des plus importants barons de Terre sainte. Il ne s’en laissait conter par personne, pas même par les autorités religieuses ou son puissant voisin le basileus byzantin. Renaud de Châtillon était son modèle, celui dont il souhaitait suivre les traces.

Il espérait que le succès de cette première mission lui offrirait l’opportunité de briller auprès du sénéchal. C’était lui qui avait la haute main sur les promotions et avancements dans la sergenterie royale. Le vieux Jean d’Acre n’était qu’un officier en charge des finances et de l’administration, mais il était aussi un chemin vers le vicomte et donc vers les chevaliers qui faisaient tant rêver Ernaut. En outre, il espérait qu’il aurait l’occasion de s’entretenir une nouvelle fois avec Amaury de Nesle, désormais patriarche et homme de tout premier plan. Sans savoir en quoi exactement cela pourrait lui servir, il était persuadé que de s’attirer les bonnes grâces d’un prélat si puissant lui serait sans nul doute essentiel.

« Te voilà bien songeur, mon ami, se moqua gentiment Raoul, qui le voyait perdu dans ses pensées.

— Oï, j’apensais que cette mission finit fort bien après un départ prou hasardeux.

— Puisse-t-il toujours en être ainsi ! Je n’aurais jamais cru que les leçons du père Thibault me feraient connaître pareille aventure. J’étais persuadé que je venais ici pour simplement entendre et noter les missives qu’on me dicterait. Et me voilà à tenter de déchiffrer quelques grimoires magiques pour y trouver trace d’un secret de guerre griffon ! »

Il adressa à Ernaut un sourire radieux et, après un toast silencieux, se gratifia d’une longue gorgée de ce vin gouleyant à souhait.

« Si d’aventures tu as besoin d’un compère pour tes voyages, Ernaut, pense à moi. Même si je dois me tanner les fesses en selle, j’en suis fort aise. Je n’ai guère désir de finir comme Brun, dont on ne sait, de lui ou de ses archives, lequel est le plus poussiéreux ! »

Ernaut s’esclaffa à la saillie. Brun, pour être un des clercs compétents de la Secrète, était souvent moqué pour son manque d’énergie et de vigueur. La plaisanterie courait parmi les sergents qu’il gèlerait aux Enfers avant que de voir Brun se hâter.

« Demain, nous devrons justement chevaucher de rebours jusqu’à la Cité. Nous ferons halte pour la repue en le casal de la Mahomerie. »

Ce n’était pas seulement pour le repas qu’Ernaut avait désir de marquer un temps dans ces lieux. Il s’y trouvait une jeune personne dont il escomptait qu’elle serait enthousiasmée d’entendre comme il réussissait bien dans les tâches qu’on lui confiait. Il ne désespérait pas de permettre à Libourc de s’établir en une belle demeure à la hauteur de ses rêves les plus fous. Et le plus rapidement serait le mieux, estimait-il. Plus tôt sa valeur serait reconnue dans l’hôtel du roi, plus vite il aurait de quoi s’installer en ménage et épouser Libourc, la demoiselle de ses pensées.

Lydda, hôtellerie du palais de l’évêque Constantin, fin de matinée du dimanche 21 décembre 1158

Le départ n’avait pas pu se faire aussi tôt qu’Ernaut l’espérait. Avec l’arrêt des travaux, l’organisation des lieux se trouvait bouleversée. De nombreux pèlerins arrivaient désormais pour célébrer la fête sainte en un sanctuaire d’importance et d’autres, parmi lesquels certains des artisans, le quittaient pour justement retrouver leur famille à cette occasion. La cohue dans le réfectoire, dans les communs, était donc conséquente.

Estimant qu’ils feraient une halte à mi-chemin chez Libourc pour bénéficier de la veillée et de l’héberge, Ernaut avait opté pour un départ différé, profitant de leur présence à Lydda pour assister à la messe avant de prendre la route. Il était également allé se recueillir une nouvelle fois sur la tombe d’Herbelot. Sans vraiment se l’expliquer, il ressentait comme une déchirure à l’idée de ne plus jamais croiser cet étonnant petit clerc parfois hautain et bourré de manières insupportables. Il se demandait par ailleurs qui, en dehors de lui, saurait qu’il était enseveli là, au chevet d’une basilique certes prestigieuse, mais loin de ses proches et de ceux qui l’avaient connu de son vivant.

Alors qu’ils laçaient leurs bagages, le jeune Germain vint les saluer. Il s’apprêtait également à retourner chez lui, à Acre. Ernaut constata que lui aussi emporterait le souvenir d’Herbelot. Il leur apprit que Gilbert avait obtenu l’autorisation de conserver les documents afin de les étudier. Ce dernier avait l’intention de poursuivre le projet littéraire de son ami, dont il espérait peut-être faire une chanson. Ernaut sourit à l’idée, peu convaincu qu’Herbelot aurait apprécié de voir son travail transformé en spectacle pour le vulgaire.

Lorsqu’ils se mirent enfin en selle, ils mangèrent un temps la poussière d’un convoi qui partait, comme eux, en direction de l’est. Ils avaient opté pour la route directe qui filait au nord du Toron, pour prendre le chemin le plus septentrional vers Jérusalem, serpentant parmi les reliefs des monts de Judée. Le ciel était dégagé et la température plutôt fraîche, surtout à l’approche des hauteurs où l’influence de la côte s’amoindrissait tandis que l’on s’engouffrait dans le Bab el-Oued. Ils passèrent à quelque distance du Toron, où les chevaliers de la milice du Temple construisaient une impressionnante forteresse. Elle garantirait les alentours tout en accueillant un vaste dépôt où les récoltes et redevances de la plaine pourraient être collectées avant d’être acheminées par convois jusqu’au siège dans la Cité sainte.

Ils profitèrent des abreuvoirs autour de l’église d’Emmaüs pour mettre le pied à terre et laisser leurs montures souffler un peu. Ils n’étaient guère pressés et, tout en puisant l’eau pour leurs chevaux, ils prirent le temps de discuter avec les membres d’une caravane de marchands à destination de Jaffa. De nombreux Génois les avaient rejoints, artisans et ouvriers qui allaient passer les fêtes avec les leurs, sur la côte, dans les quartiers que la couronne avait concédés à la Compania en remerciement des services rendus. Le petit hameau autour de l’église était habitué au va-et-vient et quelques modestes échoppes proposaient leurs savoirs ou leurs produits pour assister les voyageurs : savetiers et maréchaux ferrants, négociants en nourriture et même un cabaretier qui vendait au gobelet un vin clair, léger et bien frais. Ernaut et Raoul le dégustèrent assis sur un muret longeant des jardins entourés d’épineux.

Lorsqu’ils repartirent, ils dépassèrent rapidement un convoi de mules et de quelques chameaux ondulant avec de lourdes barriques sur leur dos. Ils galopèrent le temps de prendre assez d’avance pour ne pas infliger leur poussière aux caravaniers puis tournèrent afin de rejoindre l’étroite vallée qui filait droit vers l’ouest. Au moment où ils se remirent au pas, Raoul indiqua à Ernaut une fortification qui coiffait un relief à leur droite.

« C’était là une forteresse royale, désormais aux mains de la milice du Temple, elle aussi. Peut-être le roi la voudra-t-il un jour retrouver en son domaine.

— Et pourquoi donc reprendrait-il cette donation ?

— Pour te la conférer en fief, pardi. On la nomme Chastel Ernaut ! Il n’est que d’y planter ta bannière pour en faire belle baronnie ! »

Ernaut sourit à la plaisanterie. Mais il ne subsistait nulle dérision dans le regard qu’il tourna vers l’éminence. Il n’estimait pas impossible pour lui de finir seigneur de ses terres, portant éperons d’or et siégeant au haut Conseil des barons.

« Quand mes couleurs flotteront en haut de ces courtines, je t’inviterai à venir goûter le vin de mes futailles et nous boirons tous deux en haut de mon donjon !

— Je saurais te remembrer cette promesse quand tu porteras bannière ! »

Quand ils obliquèrent franchement en direction du levant, les parois se resserrèrent et le chemin se confondait parfois avec le lit de l’oued, alternant zones parsemées de gros blocs et de pierrailles avec des endroits lisses comme du marbre. Ils se félicitaient de n’avoir pas à traverser ce court goulet sous la pluie. Le cours d’eau pouvait se transformer en furieux torrent lors des fortes averses d’hiver qui ne sauraient tarder. Au-dessus d’eux, de rares broussailles, chênes verts et épineux surveillaient le passage.

Au sortir de ce délicat défilé, ils respirèrent plus à leur aise en débouchant dans une vallée moins étouffante, bien aménagée par de belles terrasses où se répartissaient arbres fruitiers, oliviers et vignes. De nombreuses parcelles devaient aussi servir à faire pousser orge et froment. Ils furent tentés un moment de s’arrêter auprès d’une magnifique fontaine appareillée, mais éperonnèrent quand ils découvrirent un nuage de moustiques. Devant eux, quelques gazelles qui s’étaient enhardies jusqu’à venir sur le chemin prirent la fuite en bonds légers. Sur la pente qu’ils commencèrent alors à gravir, les oliviers et les vignes continuaient de dominer.

Peu à peu ils ralentirent le pas alors qu’ils parvenaient aux abords de jardins installés sous des vergers de grenadiers et de figuiers. Ernaut soupira d’aise en voyant se détacher sur le ciel d’un bleu clair le clocher de l’église de la petite Mahomerie. Ils avancèrent tranquillement parmi les manses où les colons latins profitaient de leur jour de repos pour s’amuser dehors à des jeux collectifs ou simplement discuter entre voisins. Ernaut se rendit directement à la maison de Sanson, impatient d’y retrouver Libourc. Il salua en passant quelques têtes connues. Il était toujours heureux qu’ils le voient ainsi, chevauchant l’épée au côté.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin, Ernaut sauta joyeusement de sa selle et frappa à la porte avec entrain. L’après-midi était déjà bien entamé et il était possible que Libourc et ses parents soient absents. Ils ne s’attendaient pas à sa venue. Il patienta en vain quelques instants, puis, ayant laissé les chevaux à la garde de Raoul, entreprit d’aller visiter les endroits où il les savait susceptibles de passer le dimanche. Il avait l’habitude de profiter avec eux de ce jour férié.

Il retrouva la famille assemblée avec des amis, en train d’assister à une partie de soule à la crosse où les jeunes gens faisaient montre de leur vaillance et de leur habileté. Ils utilisaient une vaste esplanade empierrée non loin de la maison forte, qui servait aussi lors des moissons pour y séparer le grain de la paille. Libourc, l’apercevant la première, lui fit un signe enthousiaste. Il la rejoignit en quelques enjambées tandis que Sanson et Mahaut découvraient à leur tour son arrivée. Son beau père lui fit bon accueil, comme habituellement, mais Mahaut, toujours très réservée, se contenta d’un hochement de tête silencieux. Ernaut les salua poliment, s’enhardissant à prendre les mains de sa fiancée tout en la dévorant des yeux.

« Que voilà bonne surprise, Ernaut, déclara Sanson. Nous ne t’espérions pas ce jour, tu disais être de service.

— Si fait, je le suis, répondait Ernaut en montrant la boîte à message qui ornait sa ceinture. Je suis de retour de Lydda et j’apensais pouvoir faire halte avec mon compère pour la nuitée.

— Nous serons heureux de rompre le pain avec vous deux pour le souper, confirma le vieil homme. Allons donc voir s’il ne se trouve pas quelque pichet pour désoiffer vos gosiers empoussiérés du voyage ! »

Puis, joignant le geste à la parole, il invita le petit groupe à le suivre jusqu’à leur demeure. Raoul y avait dessellé les montures et s’employait à les frictionner avec un chiffon.

« Je dois avoir brosse de crin, lui proposa Sanson tout en déverrouillant sa porte. »

En peu de temps, Libourc et Ernaut y mettant la main, les bêtes furent correctement étrillées et leurs pieds curés. Puis on les mena dans l’enclos où Sanson tenait ses ânes, où ils se virent accorder un peu de foin. Une fois ces tâches achevées, tout le monde se retrouva autour de la table dans la pièce principale à l’étage. Bien qu’il ait été conscient qu’Ernaut ne pouvait pas toujours donner le détail de ses missions, Sanson ne pouvait empêcher sa curiosité naturelle de s’exprimer et il ne fut pas satisfait avant de savoir ce qui amenait Ernaut sur les chemins de Judée.

« Il y a eu quelques morts mystérieuses autour de la basilique, à Lydda. Le sire évêque en avait appelé à l’aide pour s’assurer qu’il ne s’y trouvait pas quelque maline force.

— Le sire évêque de Lydda ? C’est toi qu’on a envoyé ? s’exclama Libourc, les yeux brillants.

— Oï, confirma Ernaut. Quoiqu’au départ il devait se trouver un mien ami chevalier avec nous, sire Régnier, que vous connaissez. Il n’a pu nous joindre au dernier moment. L’hostel du roi ne pouvait demeurer sans donner réponse à un évêque.

— Et ils t’ont envoyé, toi, avec ton compère ? Que voilà beau présage, Mestre Ernaut » s’enthousiasma Sanson.

Ernaut savait que cela ne rendrait pas le mariage plus rapide, Sanson se montrant intraitable quant à la situation qu’il voulait voir proposée à sa fille. Mais il était persuadé que le vieil homme était sensible à son succès et qu’il écarterait les autres demandes qui pourraient lui être faites. Mahaut, plus pragmatique, aurait préféré unir Libourc à un honnête laboureur ou un artisan, de préférence un voisin, qui lui aurait ainsi garanti de visiter ses petits-enfants autant qu’elle le souhaitait, et d’avoir de l’aide en ses vieux jours. Pour elle, qu’Ernaut réside dans Jérusalem constituait un problème. Sans même parler de son manque de foi et son comportement qu’elle trouvait trop extraverti. Pourtant, elle faisait relativement bonne figure à son futur gendre, vu qu’il avait agrément de son époux, mais sans excès d’enthousiasme.

Pour être moins fastueux que la veille, le repas du soir fut tout de même de qualité. Les nouveaux arrivants qu’ils étaient, pour la plupart, appréciaient de voir que leurs jardins pouvaient produire quasiment toute l’année et avec une variété de récoltes plus grande que dans leur pays d’origine. Les menus s’en ressentaient, même si chacun demeurait farouchement attaché à ses habitudes alimentaires. Ernaut aimait aussi les haltes dans le manse de Sanson pour le fait qu’il savait y trouver du pain à la mie épaisse, à la croûte craquante, comme il en avait l’usage depuis son enfance.

Après manger, ils restèrent à discuter un petit moment, les hommes s’adonnant à des jeux de plateau tandis que Libourc et sa mère s’activaient à filer les quelques paniers de laine que la tonte de leurs moutons leur avait donnés. Pour Sanson, c’était plus une habitude de se refuser à tout gâchis qu’une nécessité. Ils revendaient le fil obtenu à maigre prix à un négociant, sans chercher à tisser eux-mêmes. Ils achetaient leurs toiles, généralement lors des grandes foires, directement à Jérusalem.

Incapable de résister à sa curiosité naturelle, Sanson s’enquit de la mission qui avait porté les pas d’Ernaut auprès de la basilique de saint Georges. Il avait le souvenir que le mausolée était fort modeste quand ils l’avaient visité, mais un ambitieux chantier commençait à s’y organiser. Ernaut confirma que les travaux allaient bon train, noyant le poisson du pourquoi de son déplacement dans des anecdotes sur les lieux. Libourc sourit à l’évocation du dragon, interrompant alors le flot des paroles de son fiancé.

« Sais-tu que j’ai eu grande terreur des dragons près Lydda quand nous l’avons visité, mon ami ?

— Il avait pourtant occis la moindre de ces créatures ! se gaussa gentiment Ernaut.

— Je ne plaisante pas. Nous avions cheminé par Césarée, au plus fort de l’été, et j’y avais aperçu ces horribles dragons2) qui infestent les paluds environnants. Lorsque le clerc nous a conté que saint Georges en avait occis un gigantesque, j’en ai tremblé de terreur à l’idée que les siens puissent rôder aux abords. Il m’a fallu longtemps pour ne plus m’enfrissonner de ces démoniaques créatures.

— Ce ne sont que gros lézards m’a confié un des hommes de la sergenterie. Ils sont particulièrement retors, se cachant au fil de l’eau pour jaillir sur leur proie avec une vigueur qu’on ne soupçonnerait pas, à les voir alanguis au soleil. Raoul dit que leur peau donne un cuir fort résistant.

— Tout de même, je suis bien aise qu’il ne s’en trouve aucun dans nos montagnes ! »

Un peu plus tard lors de la veillée, Ernaut prit un moment pour discuter avec Libourc tandis que Raoul affrontait Sanson aux échecs, que ce dernier jouait à l’aide d’un dé selon une règle qu’il prétendait être de Meaux. Les deux jeunes gens s’installèrent en bout de banc, cherchant à créer un peu d’intimité par la moindre lumière de l’emplacement. Ils demeuraient de toute façon bien en vue de Mahaut, qui ne détachait guère son regard des gestes qu’ils faisaient.

« Sot que je suis, j’ai oublié de te faire monstrance du panier que je t’ai rapporté de Lydda. Un artisan qui faisait de la belle ouvrage avec des feuilles de palmier.

— C’est si gentil à toi, mon beau. Mais ne devrais-tu garder ton bien pour nous installer au plus vite ?

— Ce n’est pas fort onéreux présent. Il te sera pourtant utile, je pense, avec un petit couvercle pour en protéger le contenu. »

Libourc lui serra la main, un sourire creusant de fossettes son visage lisse. Ernaut se retint de la prendre dans ses bras, sachant que Mahaut n’accepterait un tel geste en sa présence. Il lui était toujours difficile de supporter l’inflexible autorité parentale, surtout quand, comme aujourd’hui, il n’avait aucune occasion de s’isoler au moins partiellement avec sa bien-aimée.

« Je verrai avec Lambert si jamais des occasions d’augmenter mon bien se présentent. Il est fort habile pour faire croître et prospérer ce qui lui tombe entre les mains. Nous avons déjà fait quelques plantations, mais n’en récolterons le fruit que d’ici quelques années. J’ai par contre serré en bonne cache les quelques livres que l’assaut des béjaunes de la Mahomerie m’a rapporté3). Et puis le roi va de certes lancer de grandes campagnes l’été à venir. Il y aura occasion de picorer.

— Je n’aime guère que tu parles de ces fols errements. Ton âme, tout autant que ta chair, y est en grands périls. Je n’aimerais pas que tu fondes notre famille sur pareille litière.

— Hé quoi, ma mie, ne fait-on pas plus belle récolte où les animaux se soulagent ? »

Libourc accorda un sourire, mais Ernaut voyait bien qu’elle n’était pas à l’aise avec cette idée. Il lui prit à son tour les deux mains.

« Ne te mets pas en angoisses pour mes fallacies. La guerre n’est pas de mon fait, et le roi ne s’y adonne que contraint par l’ennemi qui souhaiterait nous refouler en la mer. S’il peut en naître quelque bien pour nous, ne repoussons pas cette chance…

— Tu as raison, bel ami, j’en conviens. Je suis juste toujours peinée de voir tant de bonnes gens s’entrebattre pour un honneur ou l’autre, verser le sang par pure avidité. Ne pourrions-nous vivre en bons chrétiens tous ensemble ?

— Ma mie, ce serait faire fi des coutumes des Mahométans, des Griffons ou même des Juifs, tant accordés à leurs habitudes qu’ils ne doivent les trouver pas pires que les nôtres. Je ne suis pas acertainé qu’ils les changeraient sans quelque urgence à le faire. »

Libourc en convint silencieusement, puis se contenta un long moment de profiter de ces instants de paix, en présence de l’homme qu’elle avait choisi pour vivre sa vie à ses côtés. Ils reprirent leur conversation, échangeant sur les possibles lieux où ils s’installeraient, se chicanant aimablement de détails dont aucun ne correspondrait à la réalité. Mais cela leur importait peu, ce qui comptait était de bâtir ce futur ensemble.

Sommaire : Le souffle du dragon

Suite : Chapitre 6

1)
Pâtisserie du Levant, à base de pâte farcie généralement de dattes, de pistaches ou de noix. Des versions salées, avec du poisson, existent.
2)
Des crocodiles.
3)
Voir le troisième tome, La terre des morts.